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Trois livres de poche au large conseillés par François Angelier : Anita Conti, Justine Niogret, Jules Verne

« Le Carnet Vikings. 70 jours en mer de Barents », d’Anita Conti, préface de Catherine Poulain, avant-propos de Laurent Girault-Conti, Payot, « Petite Biblio Voyageurs », 208 p., 9 €.
« Quand on eut mangé le dernier chien », de Justine Niogret, J’ai lu, 192 p., 7,40 €.
« Vingt mille lieues sous les mers », de Jules Verne, 10/18, 550 p., 9,60 €.
Tout navire de pêche est un navire de guerre. Toute campagne de pêche, une bataille navale où le bâtiment combattant ne s’affronte pas à ses semblables, mais croise le fer de sa coque avec l’eau, le sel, l’air et la lumière, endurant cette incessante angoisse qu’est un filet vide, une cale vacante. Nul ­livre ne vérifie mieux cet axiome que Le Carnet Vikings, de l’océanographe Anita Conti (1899-1997) – « vikings » dans l’esprit et dans le nom du navire où elle a embarqué, un morutier fécampois parti remplir ses chaluts entre juin et septembre 1939, plein nord, du côté du Spitzberg et de l’île aux Ours. Une campagne que cette pionnière de l’économie et de la cartographie halieutique vit comme l’aboutissement d’une vocation, depuis sa découverte de la mer, enfant, en Bretagne, puis ses premiers reportages avec les terre-neuvas dans les années 1920-1930. Une autre pêche l’attend, à partir de 1940, celle des mines, sur un dragueur, puis de nouveau sur un chalutier français.
Le carnet de bord d’Anita Conti se révèle à la fois un précieux lexique maritime qui vous éclaire sur ce qu’est un « potte » (panier), un « gogotier » (sélectionneur de foie de morue), une « croche » (quand le filet se prend à une roche sous-marine) ou un « pal » (abréviation de « palanquée », la masse de poisson déchargée avec un « palan »), un témoignage à chaud sur ce drame incessant, joué sur une scène mouvante et chahutée, qu’est le pont de bateau, monde de gestes finement notés, de mots captés dans l’instant, de corps sur la brèche. Il représente, surtout, un magnifique moment de déflagration poétique, où les rafales de notations brutes, les fulgurances philosophiques, les dessins, photos, croquis restituent l’élan sauvage et le vertige incessant de la vie à bord : « Et Vikings marche avec son cercle. N’existe sur la mer ni passé ni futur. La trace des sillages s’efface. Il y a l’éternelle seconde présente qui est le centre, (…) une épaisseur circulaire qui se hausse vers son centre et se referme. »
On peut mesurer les heures avec un chronomètre, les jours en traçant des bâtonnets, les mois en laissant des encoches dans le bois. On peut aussi se servir de chiens de traîneau : plus le temps passe, moins il en reste à manger – la faim menace, l’espace se clôt, le froid vous prend en étau. Ainsi procèdent, en 1912-1913, les trois membres de l’expédition Mawson partis explorer, sur 500 kilomètres, les profondeurs de l’Antarctique. Les problèmes techniques s’accumulant, les conditions climatiques se détériorant, les hommes se réduisent à des corps en survie, à de la chair en souffrance. Là, pas de dévoilement, de révélation mystique polaire comme chez Poe et Verne : le blanc n’est que du blanc, l’homme est cadenassé dans sa chair. Quand on eut mangé le dernier chien, un compte à rebours organique sublimement narré, chien après chien, par cette grande prêtresse de l’imaginaire qu’est la romancière Justine Niogret. Superbe récit.
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